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Fabrique de chapeaux

Fabrique de chapeaux

Fabrique de chapeaux

J'avais dix-sept ans

J'avais dix-sept ans

Elodie Lamotte parLéon Frédéric

J'avais dix-sept ans. Nous habitions à Bruxelles un quartier ouvrier. Nous ne savions pas un mot de français, et même le "marollien" nous était inintelligible : cela nous empêchait tous, mon père le premier, de trouver un travail convenable.
Une jeune femme du voisinage m'emmena à la fabrique de chapeaux où elle était employée ; je fus embauchée. On me conduisit dans un grand atelier rempli de vapeur, où des femmes presque toutes jeunes, besognaient, les manches retroussées, devant de longs bacs remplies d'eau chaude, additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s'arrêtèrent un moment pour me dévisager ; puis les têtes se penchèrent, les bras s'abattirent, et le travail reprit fiévreux. Je trouvais très jolie, en entrant dans la salle, la buée argentée, où ces jeunes bras nus et ces chevelures de toutes nuances se démenaient dans une grande activité ; mais quand il me fallut respirer les émanations qui s'en dégageaient, cette impression presque inconsciente de beauté se dissipa bientôt.
On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant : elle me reçut assez mal, car comme on travaillait à la pièce, s'occuper de moi était une perte de temps.
Le travail consistait à tremper dans l'eau vitriolée de longs bonnets de laine et à les enrouler en les frottant sur une tablette attenante aux bacs. On répétait l'opération jusqu'à ce que les bonnets furent assez rétrécis pour en façonner des chapeaux de feutre. On suait abominablement à cette besogne, et, par cet hiver glacé, presque toutes toussaient. L'eau était très chaude, l'acide corrosif : mes ongles se ramollirent en quelques heures et se cassèrent, en laissant dépasser un gros bourrelet de chair à chaque doigt. A l'heure du déjeuner, mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque tenir ma tartine.
Pendant ce repas, mon interrogatoire commenca :
- Comment je m'appelais ?
- Keetje Oldema
- Quoi ? Ce n'est pas un nom !
- D'où je venais ?
- De la Hollande.
- Ah ! et c'est là qu'on parle cette langue que vous babillez ? Et bien ! non, je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin ?
- Non, ils sont ondulés, disais-je, en caressant mes bandeaux.
- Oui, on connait ça.
Elles ne m'aimaient pas. Pourquoi, encore une fois ? Partout, je produisais la même impression. Je sentais que, pour un rien, comme à l'école, elles m'auraient mise en charpie. Enfin !
Une fille au nez retroussé me demanda si je savais chanter.
- Oui
- Alors chantez-nous quelque chose.
J'entonnais l'air national hollandais. Elles me regardèrent ébahies.
- Et bien, c'est comme à l'église. Vous allez à la procession ? J'étais très humiliée à cette demande.
- Ah la procession, moi ? Ah non ! je ne crois pas à ces bêtises.
- Et à la messe ?
- Non plus
- Vrai ! Vous êtes une pratique. Nous y allons, nous, à la messe.
J'entendis chuchoter "c'est une juive". Celle qui m'avait fait chanter n'en revenait pas tant elle était écoeurée de mon chant.
- Ca chanter ? Zut ! écoutez : moi, je sais chanter.
Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la tête relevée de façon que la lumière jouait jusqu'au fond de ses narines dilatées, et, la bouche démesurément ouverte, elle gueula d'une voie de poitrine, poussée en pointe :
- Ah ! haha ! men lief is no den Euss, etc.
Des "ça, c'est bien" accueillirent son chant et ses gestes.
- Voilà comment on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis que ce que vous avez miaulé…
Une moue acheva sa pensée. Inutile ! Elles me détestaient d'instinct.
On m'avait envoyée dans un autre atelier chercher des sacs de laine. En traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis me suivit. Dans l'escalier, il me parla en français mais je ne comprenais pas. Il me fit signe alors de le suivre aux greniers. Cette fois, je compris et je fis non de la tête. Quand je redescendis, il était encore là. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai à l'atelier.
- Ah ! le patron ! , chuchotèrent-elles.
Et toutes de l'observer d'un regard oblique. Quand il eut quitté, une vieille déclara :
- Cela ne pouvait manquer : c'est tout à fait son genre.
L'après-midi, on avait fini par me laisser tranquille. Je m'appliquais du mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s'habituaient pas à ce liquide corrosif, quand un homme entra.
- On parle au bureau d'une nouvelle, qui doit être un oiseau rare. Où est-elle ?
On me montra.
- Ca ? Ah non !
Il se tourna sur lui-même, en se tapant les cuisses et en s'éclaffant :
- Ah là la ! ils en ont du goût, ces messieurs ! Mais c'est une sauterelle : regardez donc ses bras !
Le fait que mes bras maigres de fillette et mes longues mains m'avaient plus d'une fois attiré les quolibets ; aussi les montrais-je le moins possible mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches. Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes, vieilles et jeunes, était bien réelle.
Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, au goûter, je ne pus manger mes tartines : elles les avaient trempées dans cette eau immonde vitriolée.
- Je m'en vais, leur dis-je. J'en ai assez : un être humain ne peut vivre parmi vous.
Elles demeurèrent quelque peu baba. Une des plus âgées déclara :
- Quand j'ai vu entrer cette petite, j'ai senti qu'elle ne restera pas : elle n'a rien à faire ici. Regardez-là donc avec son médaillon et ce ruban dans les cheveux !
Je me rendis au bureau auprès du contremaître : un petit homme rêche, et lui demandait mon compte ; j'ajoutai qu'il m'était impossible de rester au milieu de cette racaille.
- Eh bien ! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir à sept heures.
C'était dit sur un ton hargneux, qui m'étonna.
Le samedi, je revins, avec ma petite soeur Naatje, recevoir le salaire des quatre jours. Dans la cour, toutes les femmes étaient assemblées pour la paie. En m'apercevant, elles commencèrent à ricaner, me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le petit contremaître. Il empoigna la fille par les deux épaules, et du genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins ; puis me poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit à la porte, où il cria :
- La première qui bouge, je la fous dehors.
Je détalais avec ma soeurette. A deux cents mètres de la fabrique était une maison de campagne ; de dessous les arbres qui la bordaient surgit le patron. Je lui jetai en hollandais un "Vieux salaud ! " sonore, et nous nous sauvâmes dans l'obscurité, en riant aux éclats.