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Et nous voilà repartis

Et nous voilà repartis

Et nous voilà repartis

Habitants d'une ferme par Cornelius Krieghoff via Wikimedia Commons

Et nous voilà repartis à toute vitesse. Mais il devint aussitôt évident que notre pilote n’avait plus la main aussi sûre, car le canot décrivait des zigzags inquiétants. Nous ne passâmes pas à cent pieds du clocher de Contrecœur et au lieu de nous diriger à l’ouest, vers Montréal, Baptiste nous fit prendre les bordées vers la rivière Richelieu. Quelques instants plus tard, nous passâmes par-dessus la montagne de Belœil et il ne s’en manqua pas de dix pieds que l’avant du canot n’allât se briser sur la grande croix de tempérance que l’évêque de Québec avait plantée là.
– À droite ! Baptiste ! à droite ! mon vieux, car tu vas nous envoyer chez le diable, si tu ne gouvernes pas mieux que ça !
Et Baptiste fit instinctivement tourner le canot vers la droite en mettant le cap sur la montagne de Montréal que nous apercevions déjà dans le lointain. J’avoue que la peur commençait à me tortiller car si Baptiste continuait à nous conduire de travers, nous étions flambés comme des gorets qu’on grille après la boucherie. Et je vous assure que la dégringolade ne se fit pas attendre, car au moment où nous passions au-dessus de Montréal, Baptiste nous fit prendre une sheer et avant d’avoir eu le temps de m’y préparer, le canot s’enfonçait dans un banc de neige, dans une éclaircie, sur le flanc de la montagne.
Heureusement que c’était dans la neige molle, que personne n’attrapât de mal et que le canot ne fût pas brisé. Mais à peine étions-nous sortis de la neige que voilà Baptiste qui commence à sacrer comme un possédé et qui déclare qu’avant de repartir pour la Gatineau, il veut descendre en ville prendre un verre.
J’essayai de raisonner avec lui, mais allez donc faire entendre raison à un ivrogne qui veut se mouiller la luette. Alors, rendus à bout de patience, et plutôt que de laisser nos âmes au diable qui se léchait déjà les babines en nous voyant dans l’embarras, je dis un mot à mes autres compagnons qui avaient aussi peur que moi, et nous nous jetons tous sur Baptiste que nous terrassons, sans lui faire de mal, et que nous plaçons ensuite au fond du canot, – après l’avoir ligoté comme un bout de saucisse et lui avoir mis un bâillon pour l’empêcher de prononcer des paroles dangereuses, lorsque nous serions en l’air.
Et : Acabris ! Acabras ! Acabram ! nous voilà repartis sur un train de tous les diables car nous n’avions plus qu’une heure pour nous rendre au chantier de la Gatineau. C’est moi qui gouvernais, cette fois-là, et je vous assure que j’avais l’œil ouvert et le bras solide. Nous remontâmes la rivière Outaouais comme une poussière jusqu’à la Pointe à Gatineau et de là nous piquâmes au nord vers le chantier.
Nous n’en étions plus qu’à quelques lieues, quand voilà-t-il pas cet animal de Baptiste qui se détortille de la corde avec laquelle nous l’avions ficelé, qui s’arrache son bâillon et qui se lève tout droit, dans le canot, en lâchant un sacre qui me fit frémir jusque dans la pointe des cheveux. Impossible de lutter contre lui dans le canot sans courir le risque de tomber d’une hauteur de deux ou trois cents pieds, et l’animal gesticulait comme un perdu en nous menaçant tous de son aviron qu’il avait saisi et qu’il faisait tournoyer sur nos têtes en faisant le moulinet comme un Irlandais avec son shilelagh.
La position était terrible, comme vous le comprenez bien. Heureusement que nous arrivions, mais j’étais tellement excité, que par une fausse manœuvre que je fis pour éviter l’aviron de Baptiste, le canot heurta la tête d’un gros pin et que nous voilà tous précipités en bas, dégringolant de branche en branche comme des perdrix que l’on tue dans les épinettes. Je ne sais pas combien je mis de temps à descendre jusqu’en bas, car je perdis connaissance avant d’arriver, et mon dernier souvenir était comme celui d’un homme qui rêve qu’il tombe dans un puits qui n’a pas de fond.
Vers les huit heures du matin, je m’éveillai dans mon lit dans la cabane, où nous avaient transporté des bûcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance, enfoncés jusqu’au cou, dans un banc de neige du voisinage. Heureusement que personne ne s’était cassé les reins mais je n’ai pas besoin de vous dire que j’avais les côtes sur le long comme un homme qui a couché sur les ravalements pendant toute une semaine, sans parler d’une blackeye et de deux ou trois déchirures sur les mains et dans la figure. Enfin, le principal, c’est que le diable ne nous avait pas tous emportés et je n’ai pas besoin de vous dire que je ne m’empressai pas de démentir ceux qui prétendirent qu’ils m’avaient trouvé, avec Baptiste et les six autres, tous saouls comme des grives, et en train de cuver notre jamaïque dans un banc de neige des environs.
C’était déjà pas si beau d’avoir risqué de vendre son âme au diable, pour s’en vanter parmi les camarades ; et ce n’est que bien des années plus tard que je racontai l’histoire telle qu’elle m’était arrivée. Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c’est que ce n’est pas si drôle qu’on le pense que d’aller voir sa blonde en canot d’écorce, en plein coeur d’hiver, en courant la chasse-galerie ; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m’en croyez, vous attendrez à l’été prochain pour aller embrasser vos p’tits coeurs, sans courir le risque de voyager aux dépens du diable.
Et Joe le cook plongea sa micouane dans la mélasse bouillonnante aux reflets dorés, et déclara que la tire était cuite à point et qu’il n’y avait plus qu’à l’étirer.