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Acabris ! Acabras ! Acabram !

Acabris ! Acabras ! Acabram !

Acabris ! Acabras ! Acabram !

La chasse-galerie, dessin d'Henri Julien via Wikimedia Commons

Acabris ! Acabras ! Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! À peine avions-nous prononcé les dernières paroles que nous sentîmes le canot s’élever dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds.
Il me semblait que j’étais léger comme une plume et, au commandement de Baptiste, nous commençâmes à nager comme des possédés que nous étions. Aux premiers coups d’aviron le canot s’élança dans l’air comme une flèche, et c’est le cas de le dire, le diable nous emportait.
Ça nous en coupait le respire et le poil en frisait sur nos bonnets de carcajou. Nous filions plus vite que le vent. Pendant un quart d’heure, environ, nous naviguâmes au- dessus de la forêt sans apercevoir autre chose que les bouquets des grands pins noirs.
Il faisait une nuit superbe et la lune, dans son plein, illuminait le firmament comme un beau soleil du midi. Il faisait un froid du tonnerre et nos moustaches étaient couvertes de givre, mais nous étions cependant tous en nage. Ça se comprend aisément puisque c’était le diable qui nous menait et je vous assure que ce n’était pas sur le train de la Blanche.
Nous aperçûmes bientôt une éclaircie, c’était la Gatineau dont la surface glacée et polie étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir. Puis, p’tit à p’tit nous aperçûmes des lumières dans les maisons d’habitants ; puis des clochers d’églises qui reluisaient comme des baïonnettes de soldats, quand ils font l’exercice sur le champ de Mars de Montréal. On passait ces clochers aussi vite qu’on passe les poteaux de télégraphe, quand on voyage en chemin de fer.
Et nous filions toujours comme tous les diables, passant par-dessus les villages, les forêts, les rivières et laissant derrière nous comme une traînée d’étincelles. C’est Baptiste, le possédé, qui gouvernait, car il connaissait la route et nous arrivâmes bientôt à la rivière des Outaouais qui nous servit de guide pour descendre jusqu’au lac des Deux-Montagnes.
– Attendez un peu, cria Baptiste. Nous allons raser Montréal et nous allons effrayer les coureux qui sont encore dehors à c’te heure cite. Toi, Joe ! là, en avant, éclaircis-toi le gosier et chante-nous une chanson sur l’aviron.
En effet, nous apercevions déjà les mille lumières de la grande ville, et Baptiste, d’un coup d’aviron, nous fit descendre à peu près au niveau des tours de Notre-Dame. J’enlevai ma chique pour ne pas l’avaler, et j’entonnai à tue-tête cette chanson de circonstance que tous les canotiers répétèrent en chœur :

Mon père n’avait fille que moi,
Canot d’écorce qui va voler,
Et dessus la mer il m’envoie :
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler !
Et dessus la mer il m’envoie,
Canot d’écorce qui va voler,
Le marinier qui me menait :
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler !
Le marinier qui me menait,
Canot d’écorce qui va voler,
Me dit ma belle embrassez-moi :
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler !
Me dit, ma belle, embrassez-moi,
Canot d’écorce qui va voler,
Non, non, monsieur, je ne saurais :
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler !
Non, non, monsieur, je ne saurais,
Canot d’écorce qui va voler,
Car si mon papa le savait :
Canot d’écorce qui vole, qui vole, Canot d’écorce qui va voler !
Car si mon papa le savait,
Canot d’écorce qui va voler,
Ah c’est bien sûr qu’il me battrait :
Canot d’écorce qui vole, qui vole,
Canot d’écorce qui va voler !

Bien qu’il fût près de deux heures du matin, nous vîmes des groupes s’arrêter dans les rues pour nous voir passer, mais nous filions si vite qu’en un clin d’œil nous avions dépassé Montréal et ses faubourgs, et alors je commençai à compter les clochers : la Longue-Pointe, la Pointe-aux- Trembles, Repentigny, Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches argentées de Lavaltrie qui dominaient le vert sommet des grands pins du domaine.
– Attention ! vous autres, nous cria Baptiste. Nous allons atterrir à l’entrée du bois, dans le champ de mon parrain, Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite à pied pour aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du voisinage.
Qui fut dit fut fait, et cinq minutes plus tard notre canot reposait dans un banc de neige à l’entrée du bois de Jean-Jean Gabriel ; et nous partîmes tous les huit à la file pour nous rendre au village.
Ce n’était pas une mince besogne car il n’y avait pas de chemin battu et nous avions de la neige jusqu’au califourchon. Baptiste qui était plus effronté que les autres s’en alla frapper à la porte de la maison de son parrain où l’on apercevait encore de la lumière, mais il n’y trouva qu’une fille engagère qui lui annonça que les vieilles gens étaient à un snaque chez le père Robillard, mais que les farauds et les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez Batissette Augé, à la Petite-Misère, en bas de Contrecœur, de l’autre côté du fleuve, où il y avait un rigodon du jour de l’an.
– Allons au rigodon, chez Batissette Augé, nous dit Baptiste, on est certain d’y rencontrer nos blondes.
– Allons chez Batissette !
Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant mutuellement en garde sur le danger qu’il y avait de prononcer certaines paroles et de prendre un coup de trop, car il fallait reprendre la route des chantiers et y arriver avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond des enfers.
- Acabris ! Acabras ! Acabram ! Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! cria de nouveau Baptiste.
Et nous voilà repartis pour la Petite-Misère, en naviguant en l’air comme des renégats que nous étions tous. En deux tours d’aviron, nous avions traversé le fleuve et nous étions rendus chez Batissette Augé dont la maison était tout illuminée.
On entendait vaguement, au dehors, les sons du violon et les éclats de rire des danseurs dont on voyait les ombres se trémousser, à travers les vitres couvertes de givre. Nous cachâmes notre canot derrière les tas de bourdillons qui bordaient la rive, car la glace avait refoulé, cette année-là.
– Maintenant, nous répéta Baptiste, pas de bêtises, les amis, et attention à vos paroles. Dansons comme des perdus, mais pas un seul verre de Molson, ni de jamaïque, vous m’entendez ! Et au premier signe, suivez-moi tous, car il faudra repartir sans attirer l’attention.
Et nous allâmes frapper à la porte.