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West Egg

West Egg

D'après Edward Hopper via Wikimedia Commons

Le hasard seul a fait que je loue une maison dans l'une des communautés les plus atypiques d'Amérique du Nord. Située sur cette île étroite et tapageuse qui prolonge New-York vers l'Est, elle compte, entre autres curiosités naturelles, deux excroissances côtières tout à fait insolites : des oeufs géants, jumeaux quant à la forme, à peine séparés par une aimable baie, qui sont venus se nicher là, à vingt miles environ de la ville, au bord de ce plan d'eau salé le plus domestiqué de l'hémisphère occidental, ce grand poulailler détrempé qu'est le détroit de Long Island. Leur ovale laisse à désirer - ils sont légèrement aplatis à la base, comme dans l'anecdote de Christophe Colomb - mais leur ressemblance physique doit poser de sérieux problèmes aux mouettes qui les survolent. Ce qui frappe en revanche toute créature aptère c'est que, volume et contour mis à part, ils sont totalement différents.
J'habitais West Egg, le moins…- disons : le moins "huppé" des deux - mais c'est un adjectif beaucoup trop superficiel pour définir leur bizarre et presque menaçante antinomie. Ma maison se trouvait à la pointe extrême de l'oeuf, à cinquante yards du détroit, coincée entre deux énormes bâtisses, dont le loyer avoisinait douze à quinze mille dollars par saison. Celle de droite était gigantesque à tous points de vue - minutieuse contrefaçon d'un hôtel de ville quelconque de Normandie, flanquée d'une tour d'angle, pimpante de jeunesse sous un duvet de lierre trop vif, d'une pisicne en marbre et d'au moins vingt hectares de pelouses et de jardins. C'était la demeure de Gatsby - ou plutôt, car je n'avais pas encore Mr Gatsby à l'époque : la demeure de quelqu'un qui portait ce nom. La mienne était une offense pour l'oeil, mais si insignifiante qu'on l'avait épargnée, ce qui me donnait droit à une vue sur la mer, à une vue fragmentaire sur la pelouse de mon voisin, et à l'entourage rassurant de quelques millionnaires, le tout pour quatre-vingt dollars par mois.
Sur l'autre rive de notre aimable baie, les façades blanches des palais d'East Egg, l'oeuf le plus "huppé", scintillaient en bord de mer. Et l'histoire de cet été-là commence un certain soir où je m'y suis rendu en voiture, invité à dîner par les Buchanan. Daisy était ma cousine germaine et j'avais connu Tom à l'université. Au retour de la guerre, j'avais passé deux jours avec eux à Chicago. Entre autres exploits physiques, le mari de Daisy avait été un des piliers les plus athlétiques que Yale ait compté dans une équipe de football - un héros national en quelque sorte, comme l'un de ces garçons qui atteignent, à vingt-et-un, un tel niveau de réussite que tout ce qu''ils font par la suite à un arrière-goût d'échec. Sa famille était fabuleusement riche - à l'université déjà, on lui en voulait d'avoir autant d'argent - et depuis qu'il avait quitté Chicago pour la côte Est, il vivait sur un pied à couper le souffle. Exemple : il avait fait venir de Lake Forest une écurie de poneys dressés pour le polo. Difficile de de croire qu'un homme de ma génération ait les moyens de s'offrir ça !
Pourquoi la côte Est, je l'ignorais. Après un an passé en France, sans raison précise, ils avaient erré d'un endroit à l'autre, partout où les gens peuvent être riches ensemble et jouer au polo. "Mais on s'est installé pour de bon, cette fois", m'avait affirmé Daisy au téléphone. J'en doutais. Si j'ignorais tout des élans du coeur de Daisy, Tom me donnait le sentiment d'un être à la dérive, s'entêtant à chercher, avec un rien de nostalgie, les violences spectaculaires de certaines parties de football, impossibles à réinventer.